Lorsqu’on présente la foisonnante variété des instruments, en remontant à l’époque la plus ancienne de l’histoire humaine, on les sépare généralement en deux catégories : celle des instruments à cordes et celle des instruments à vent. Cette distinction incontournable, véritable summa divisio instrumentale, pourrait être complétée par une autre distinction : celle qui sépare les instruments dont le son est directement produit par le musicien, soit qu’il souffle dans le roseau, soit qu’il frotte ou pince la corde, de ceux dont les sons émanent d’éléments sonnant eux-mêmes – pierres, bois, métaux ou cordes – alignés sur un plan horizontal, ordonnés de gauche à droite, du grave à l’aigu.
Ces derniers sont présents dans toutes les cultures, comme en témoignent les multiples lithophones, xylophones et métallophones, ou encore les instruments alignant des cordes tendues. L’action sur les éléments sonnants s’effectue au moyen de toutes sortes de baguettes, de plectres, ou directement avec le doigt, l’ongle, le plat de la main, voire le poing. Pourvus de claviers, ce sont alors les innombrables épinettes, virginals, clavecins, clavicordes, pianofortes, orgues, régales, instruments par excellence des improvisateurs, auxquels seront destinées tant d’œuvres. Avec le clavier, instrument de l’instrument, l’attaque s’effectue alors par le doigt sur une touche. Le contact est direct avec la pulpe du doigt, son extrémité sensible.
La hauteur de ces éléments est fixe : non seulement elle ne résulte pas de l’action du musicien, mais les infimes nuances de hauteur, gages de l’expression musicale, sont impossibles. Et si le son d’un instrument à cordes, d’un instrument à vent, ou de la voix, peut maintenir un volume égal pendant toute la durée de son émission, voire l’augmenter ou lui faire subir toute sorte de mutations, avec les claviers, une fois le son produit, il est impossible de le modifier. Toute l’action du musicien, tout l’art du pianiste se limite donc à l’attaque du son. Celui-ci, tout d’abord imitateur, devient l’égal du musicien mélodiste, instrumentiste à cordes, à vent, ou chanteur : lier et relier les sons entre eux, atteindre le jeu mélodique est sa plus grande préoccupation.
Ce jeu limité à l’attaque pose aussi le problème des valeurs longues. Celles-ci doivent être attaquées de manière plus forte que les valeurs brèves afin de maintenir la présence du son dans la totalité de sa durée. Un violon, du début d’un son jusqu’à sa substitution par le son suivant, c’est-à-dire pendant toute sa durée, nous l’avons fait remarquer, peut maintenir un volume égal. Il en résulte une parfaite continuité et égalité dans la ligne mélodique. Au piano, l’attaque étant réalisée, le son décroît. Ainsi, dans la succession des sons d’une mélodie a-t-on une constante succession d’attaques, de sons en décroissance de volume, et de réattaques. Certes, lorsque les valeurs sont brèves, cette inégalité est peu perceptible, voire imperceptible, d’autant que, comme on le sait, l’oreille corrige constamment ce qu’elle entend. Ce phénomène a souvent été observé par les linguistes : telle ou telle variation occasionnée par un accent particulier, ou un défaut de prononciation, est corrigé par l’oreille. Celle-ci normalise et remplace le son intrus par le son attendu. Malgré cela, une des tâches constantes du pianiste est la recherche de ce jeu legato, ce cantabile, évoqué déjà par Bach à propos des inventions à deux voix et des symphonies à trois voix: par-dessus tout, obtenir un jeu cantabile.
Dans la préface de ses Cours complets pour l’enseignement du pianoforte (Janet & Cotelle Éditeurs, 1816) Hélène de Montgeroult, qui fut professeur au Conservatoire de musique de Paris pendant le Directoire ainsi que l’une des plus brillantes pianiste du début du XIXe siècle, écrit avec justesse que quoique le piano ne puisse rendre tous les accents de la voix, il en est un grand nombre qu’un artiste habile peut imiter. Bien dire et faire parler les touches, écrit-elle aussi, que l’on peut aisément traduire par bien chanter et faire chanter les touches, voilà la préoccupation qui hantera la longue lignée des pédagogues de ce siècle du piano.
Au-delà de la mélodie et de la polyphonie,c’est l’aspect orchestral qui fera l’objet de l’inventivité et de l’habileté des compositeurs dans la mise en œuvre pianistique. Dès lors, le pianiste n’aura de cesse de façonner et varier le timbre, imitant tour à tour, violon, violoncelle, hautbois, cor, ou encore la pleine sonorité de l’orchestre. Ne voit-on pas, dans la Sonate opus 11 de Schumann en fa dièse mineur l’indication quasi oboe (comme un hautbois) ? Peut-être d’ailleurs ne s’agit-il pas d’une réelle invitation à imiter le hautbois, mais à souligner la similitude de la phrase avec tel ou tel passage où le hautbois se distingue de la masse orchestrale en un court solo par son timbre si particulier et incisif. Tandis que la main gauche conduira une ligne de basse, timbrée, chantante et liée, assumant le rôle des violoncelles, des contrebasses, des bassons ou encore d’une clarinette basse, le pouce, dans un déplacement de la main gauche, cisèlera un contrechant expressif dans le médium, tandis que la main droite chantera dans l’aigu une ligne mélodique, simple ou en octaves, ou encore en doubles notes, tierces et sixtes. Le rôle du pianiste est dès lors similaire à celui de chef d’orchestre : observer le texte, organiser les différentes strates musicales et mettre en œuvre une exécution de l’ensemble dans toute sa complexité.
Si Marie Jaëll n’est pas la première femme à s’illustrer dans le domaine du piano, elle est bien la première à se consacrer entièrement à ce problème du toucher, au point de lui sacrifier sa carrière de pianiste et de compositrice. En outre, elle rejoint un souci courant de la fin du siècle, celle d’adopter une démarche scientifique dans toute étude, y compris dans le domaine artistique. Les nombreuses inventions caractéristiques de l’époque encouragent cette démarche. L’élaboration d’une technologie du piano, au sens d’un ensemble d’outils cohérents visant à perfectionner le jeu, sera le graal d’une génération de pianistes. Les études et exercices des virtuoses et des professeurs, dont la production fut pléthorique, offrent un premier panorama de l’histoire de la technique pianistique. Les quinze dernières années du siècle voient l’essor encore amplifié de cette réflexion. La recherche inlassable d’une clé permettant à tout un chacun d’accéder à un savoir et à une maîtrise technique délivrée de la routine, des fruits du hasard ou de la simple intuition, et fondée sur une méthode rationnelle, applicable par tous, dont l’infaillibilité toute scientifique ne fasse désormais aucun doute, fait l’objet d’une infinité d’exposés, articles, méthodes, traités et débats. Parmi tant d’autres, on peut citer Horace Clark-Steiniger, dont les principes d’enseignement et l’approche pianistique sont analysés et expliqués par les « lois de la physiologie ».
Les travaux théoriques sur le toucher pianistique continuèrent dans la première moitié du XXe siècle, même s’ils rencontrèrent moins d’écho qu’au siècle précédent. La collaboration du pianiste Rudolf Breithaupt et du médecin Friedrich Steinhausen rappelle les années d’échanges entre Marie Jaëll et Charles Féré. La conception de Breithaupt concernant la technique du poids, à savoir un engagement corporel complet, est en opposition avec une technique purement digitale débouchant sur une articulation peu naturelle impliquant une main immobile et une contribution quasi nulle du bras, ce qui entraînait un effort inutile, ainsi que des raideurs et des contractions. À l’inverse, la technique nouvelle se voudra naturelle et encouragera l’usage du poids de tout le bras, de l’épaule à la main. Cela vient confirmer les habitudes assez intuitives de pianistes d’envergure ; le mouvement pianistique fondamental, c’est la chute libre.
Pourtant, c’est précisément sur ce point que Marie Jaëll se positionnera d’entrée de jeu à contre-courant, à partir de son observation du jeu de Listz, qu’elle cherchera d’emblée à comprendre et à reproduire. Chez Jaëll, c’est la notion de mouvement qui remplace la notion de poids, et c’est un état de subtile tension qui fournit à la main sa capacité à se mouvoir.
Malgré l’originalité et le grand intérêt de ses méthodes, Marie Jaëll n’a été que peu mise en avant et étudiée. De plus, les travaux déjà réalisés se sont pour la plupart principalement intéressés à sa carrière de compositrice et de pianiste, les éléments pédagogiques ayant souvent tendance, dans la plupart des cas, à rester au second plan et à être abordés de façon sommaire. L’intérêt du travail de Noémie Ochoa est d’exposer de façon claire et complète les outils que Marie Jaëll a mis en œuvre. De plus, l’auteur ne se contente pas d’une approche théorique et globale mais complète celle-ci par une approche pratique et personnelle. D’abord, en s’entretenant directement avec les quelques pianistes contemporains qui ont intégré l’enseignement de la théoricienne à leur travail, mais aussi en le mettant en pratique pour elle-même.
Après sa mort, l’œuvre de Marie Jaëll resta assez confidentielle et se perpétua à travers un cercle restreint d’anciens élèves. Si Noémie Ochoa s’intéresse ici en particulier à ce qu’elle nomme la lignée belge, qui est issue du travail réalisé par Jeanne Bosch, une « lignée parisienne » a aussi vu le jour. Si c’est la « lignée belge » qui a davantage intéressé Noémie Ochoa, c’est parce qu’elle en est, d’une certaine façon, une dépositaire, à travers l’enseignement qu’elle a directement reçu d’Irakly Avaliani. De plus, si l’école parisienne joue un rôle important dans la diffusion et la perpétuation des principes jaëlliens, notamment en ce qui concerne la psycho-physiologie et le travail hors-clavier, elle s’attache sans doute moins au travail pianistique opérationnel en tant que tel.
Cet ouvrage peut aussi être lu comme untravail de réunification des éléments épars qui constituent l’enseignement de Marie Jaëll. Reste à savoir si la voie exigeante ouverte par Marie Jaëll est compatible avec la vie et les habitudes actuelles des pianistes. Pourtant, son enseignement sort des sentiers battus. Bien que l’exécution pianistique soit restée au centre de son travail, elle a véritablement dévoilé la puissance secrète de la main. Le cheminement et les rencontres de Jaëll dans le domaine du piano et de la composition, mais aussi dans celui de la physiologie l’ont conduite à ouvrir une voie de perfectionnement qui demande un engagement au-delà du piano. Le pianiste devient un tout ; son travail sur la main, mais aussi sa capacité d’introspection, le conduisent à produire un son libre qui extirpe toutes les potentialités de la corde.